Voyages en tramway à travers l’Europe : 9 leçons pour Tours

Des réseaux de plusieurs centaines de kilomètres aux petites lignes alpines perchées à 1000 mètres d’altitude, les tramways européens présentent une diversité de configurations et de paysages qui méritait bien un long voyage ! C’est donc ce que nous avons fait, en parcourant plus de 7000 km en train afin de visiter plus de vingt réseaux de tramway dans 9 pays européens. Avec de nombreuses leçons et idées pour Tours.

Leçon n°1 : un réseau de tramway n’est pas nécessairement cher

Avoir un tramway bon marché, moderne et performant, c’est possible. Avec une enveloppe qui avoisine désormais les 600 millions d’euros, le projet tourangeau de deuxième ligne est bien plus qu’un moyen de transport : c’est un objet de luxe

Chaque rame de notre ligne A a coûté environ 3,5 millions d’euros en 2010, soit l’équivalent de 4 millions d’euros en valeur 2022. À Košice (Slovaquie), chaque pièce a coûté environ 1,4 million d’euros lors du renouvellement de la flotte en 2016 (≈ 2 millions d’euros en valeur 2022). À Budapest (Hongrie), chaque CAF Urbos acheté en 2015 a coûté environ la même somme, sans pour autant renoncer à toute dimension esthétique. C’est d’ailleurs le même modèle qu’a choisi Besançon en 2014, connu pour être le tramway le moins cher de France.

Les Budapestois sont parvenus à alléger encore davantage la facture en achetant en 2010 une soixantaine de tramways d’occasion à la ville de Hanovre (Allemagne) pour la somme unitaire de 400 000 euros (environ 480 000 euros en valeur 2022). Soit 7 fois moins cher que le tramway de Tours. Admettons néanmoins que ces modèles de la marque Düwag ne sont pas les plus beaux d’Europe. Le marché de tramways de seconde main n’est pas une exception, mais la règle sur le Vieux continent : on en trouve aussi bien à Cracovie que dans la banlieue de Berlin. Le reconditionnement des tramways tout au long de leur vie est aussi très répandu, au point de voir du très vieux matériel rouler comme s’il sortait d’usine, comme c’est le cas à Gdańsk, Varsovie ou Cracovie (Pologne). 

D’autres leviers existent pour abaisser le coût d’un réseau de tramway : limiter les réaménagements d’espaces publics et les dévoiements de réseaux – une spécialité française – ou encore maximiser les financements extérieurs.  À Košice, la modernisation de la flotte de tramway a été subventionnée à plus de 80% (38,6 millions d’euros) par la Commission européenne. À Zurich, certains modes de transport comme les funiculaires sont entièrement payés par des entreprises privées.

Leçon n°2 : un tramway est un véhicule très agile et qui s’adapte à son environnement urbain

« Traminator », « tramway-bulldozer » : les mots ne manquent pas à Tours pour faire passer le tramway pour un mode de transport destructeur. Il est vrai que le modèle « à la française » implique généralement un projet de refonte des espaces publics, voire de quartiers entiers, ainsi que des infrastructures excluant les autres modes de transport. 

À Tours, l’aménagement de l’avenue Maginot, où cohabitent trams, autos et cycles, est encore considéré comme une hérésie. Quant à la rue Nationale, elle reste un casse-tête pour les vélos, interdits sur la plateforme de tramway, mais autorisés sur les trottoirs. Ailleurs en Europe, le tramway est pourtant considéré comme capable de s’insérer partout : dans les ruelles étroites des centres piétons comme dans le trafic routier. Le « site propre » est quant à lui réservé aux grands axes. L’agilité des trams se mesure aussi à l’insertion des stations qui, loin de la France, s’adaptent plus facilement aux contraintes évidentes du milieu urbain.

On l’oublie : le tramway reste un cousin du train classique. Il partage souvent le même écartement de rail et sait adapter sa technologie pour rouler sur le réseau ferroviaire. La plupart des villes européennes l’ont bien compris et en tirent profit pour développer leurs offres. L’exemple le plus impressionnant d’interconnexion tram-train est à Karlsruhe (Allemagne), où le réseau s’étend sur 460 km.

D’autres hybridations entre modes ferrés existent ailleurs : à Innsbruck, Gmunden (Autriche) et Zurich (Suisse), les lignes de train local ont purement et simplement fusionné avec le réseau de tramway ; à Budapest c’est le cas du train à crémaillère. A Coire (Suisse), le train du réseau rhétique se transforme en tramway dans l’agglomération. À Tours, si l’ADTT ou Le Tram de Tours se battent depuis des années pour créer un réseau de tram-train vers Loches ou d’autres branches de notre étoile ferroviaire, les tracasseries normatives et administratives de la SNCF laissent à penser qu’un tel projet a encore de nombreux obstacles devant lui.

Leçon n°3 : la performance du tramway est étroitement liée à celle de l’ensemble du réseau de transport

L’efficacité du tramway réside aussi dans la performance et dans la bonne articulation avec les autres modes de transport. À Tours, la première ligne a été pensée en complémentarité avec la voiture, le bus et le train via le pôle d’échanges « Jean Jaurès – gare de Tours » et la construction de 5 parkings-relais entre Vaucanson et Jean Monnet.

Ailleurs en Europe, l’utilisateur du tramway est avant tout un piéton ou un cycliste. Toute la signalétique urbaine est pensée à cette échelle, avec une continuité des cheminements entre la rue, le quai et le matériel roulant, une réelle ergonomie des infrastructures cyclables, et des stations parfois conçues pour garantir un confort maximal pour les voyageurs. À Gmunden (Autriche), la station d’Engelhof protège de la pluie et du vent tandis qu’à Innsbruck, les gares de la ligne STB sont même dotées de toilettes. Ce qui vaut pour les trams vaut d’ailleurs pour les trains : dans les pays germaniques, les gares ferroviaires sont souvent des espaces publics augmentés ouverts sur la ville, sans portique ni obstacle.

Leçon n°4 : les tramways ne se démodent pas et continuent de se développer 

« Trambus », bus à hydrogène, « tramway sur pneus » : à Tours, les opposants au tram ont plus d’un tour dans leur sac pour lui substituer des modes qui ont surtout démontré leur inefficacité ailleurs. Alors que la Touraine débat encore de la seconde et même de la troisième ligne, les réseaux de tram poursuivent leur essor et se modernisent sur tout le reste du continent. Le mode ferré s’impose comme une solution que nous pourrions qualifier « d’open source ». C’est-à-dire qu’il ne fait l’objet d’aucune technologie brevetée et, par définition, verrouillée par quelques sociétés monopolistiques, à l’image du « tramway sur pneus » développé par Lohr.

Košice songe à développer son réseau de tramway pour sa desserte régionale, tandis que Graz prolongera 6 de ses lignes d’ici l’an prochain pour un budget étonnamment bas de 117 millions d’euros. Encore plus ambitieux, Berlin souhaite renouer avec son passé en faisant revenir progressivement à l’ouest des lignes qui avaient été démantelées entre 1954 et 1967 avec la construction du Mur.

Leçon n°5 : les tramways ne sont pas l’apanage des grandes villes

Dans leur développement historique, les tramways ont toujours été considérés comme pouvant répondre à des besoins de mobilités très variés. Des assertions du type « Tours n’a pas besoin de nouvelles lignes de tramway » pourraient faire sourire les habitants de Francfort-sur-l’Oder. Située à la frontière germano-polonaise, la ville compte 5 lignes de tramway pour 53 000 habitants. Que penser également de la localité de Gmunden (13 000 âmes) – qui est sans doute la plus petite commune du monde à disposer d’un réseau – ou encore des lignes alpines d’Innsbruck qui desservent des petits villages situés à plus de 1000 mètres d’altitude.

Et puis c’est oublier un peu vite que Tours possédait aussi 9 lignes de tramway lors de l’apogée du réseau dans l’entre-deux-guerres, alors qu’elle ne comptait que 80 000 habitants ! Disparues du paysage français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre de ces lignes vicinales ont survécu en Europe. Ces tramways qui circulent dans des milieux peu denses, à dominante suburbaine ou rurale, continuent de jouer pleinement leur rôle de rabattement vers des axes de transport structurants. Dans la banlieue de Berlin, les services de Schöneiche bei Berlin et Woltersdorf assurent la correspondance avec le RER local, le S-Bahn. Un voyage qui se fait dans une ambiance champêtre et qui rappelle le temps où il était possible de se rendre en tram à Athée-sur-Cher, Fondettes ou Vouvray depuis le centre-ville de Tours.

Leçon n°6 : grâce à une approche « maillée » du réseau, plusieurs lignes circulent sur des troncs communs

Dans la plupart des villes françaises, les réseaux de tramway sont récents et ont été conçus à partir de lignes indépendantes, sur un modèle radial. C’est-à-dire avec un ou deux points de croisement pour l’ensemble des lignes. Rares sont les villes (Grenoble, Strasbourg et Montpellier) où le développement de véritables réseaux maillés permet l’exploitation indifférente de tel ou tel tronçon par plusieurs lignes, et donc la multiplication des points de croisement. 

Dans les zones densément maillées, l’exploitation de lignes sur des « troncs communs » permet d’offrir une fréquence spectaculaire de desserte des stations de tramway. Que l’on pense à Dresde, Poznań (Pologne) et Zurich, les réseaux maillés garantissent une qualité de service inégalable pour les passagers dont l’attente se limite souvent à quelques minutes, voire quelques dizaines de secondes. Tours semble heureusement y songer avec l’esquisse d’une troisième ligne qui partagerait les tronçons des deux premières ayant pour centre névralgique la place de la Liberté. 

Même lorsque le réseau d’une ville atteint un maillage important, il est toujours possible de le parfaire en réalisant des interventions minimes sur les voies existantes. A Budapest, une nouvelle ligne de 9,4 kilomètres a vu le jour en 2020 après l’ajout d’un simple aiguillage qui a rendu possible une liaison qui n’existait pas auparavant. Le tout sans construction de voies nouvelles.

Leçon n°7 : les infrastructures de tramway permettent de fournir d’autres services que le transport de voyageurs 

Lorsque nous parlons tramway, nous pensons en premier lieu au transport de voyageurs. Il ne faut pas oublier que le tram déplace depuis sa création toutes sortes de ressources. A Tours aussi, le premier tramway a eu pour mission d’assurer un service de fret, au grand dam des habitants de la rue Nationale qui étaient parfois réveillés par une douce odeur de fumier.

Des nuisances qui sont aujourd’hui de l’histoire ancienne pour les riverains des lignes toujours en exploitation dans plusieurs villes européennes. L’exemple le plus connu est sans aucun doute le CarGoTram de Dresde. Inauguré en 2001, il approvisionne en verres une usine Volkswagen à raison d’un passage par heure. Longue de 60 mètres, chaque rame peut accueillir 214 m3 de matériaux, soit l’équivalent de 3 camions.

Ces initiatives voient le jour dans des pays où le fret ferroviaire demeure très actif. Contrairement à la France, il ne cesse de s’y développer et s’affiche comme une solution pragmatique et vertueuse pour transporter une grande diversité de marchandises. Un constat particulièrement vrai en Suisse. Le pays fait figure de proue en la matière avec son système de ferroutage. Curiosité moins connue, Coire voit son centre-ville traversé par des trains de fret. Un voyage virtuel à leur bord est même disponible sur Google Maps.

Leçon n°8 : il existe une culture du tout-tramway comme il existe une culture du tout-voiture

Ce qui est sans doute le plus frappant lorsque l’on traverse toutes ces villes européennes, c’est l’appropriation culturelle dont fait l’objet le tramway. Loin d’être un mode de transport comme les autres, il est la source d’un riche imaginaire qui se forge depuis près de 150 ans. Cet univers prend racine dès l’enfance grâce à de multiples ouvrages et autres objets dérivés. A l’instar de l’automobile, ils font du « tram » un acteur à part entière de l’urbanité.

Une fascination qui est aussi portée par les décideurs politiques et les sociétés exploitantes. Partie intégrante du patrimoine local, toutes les grandes villes possèdent un ou plusieurs musées consacrés à l’histoire de leur tramway et des autres modes de transport en commun. Ils présentent des véhicules dans des états de conservation remarquables, témoins d’un âge d’or loin d’être révolu. A ce sujet, nous vous conseillons de visiter ceux de Berlin, Budapest et de Cracovie (Pologne).

Quelquefois, il suffit de déambuler quelques minutes dans un quartier pour comprendre à quel point les habitants ont noué une relation si particulière avec “leur” tram. A Schöneiche bei Berlin, l’art de rue a fait de la ligne 88 son égérie. Maquettes et autres tags commémorent 112 ans de vie à ses côtés. La commune autrichienne de Gmunden capitalise elle aussi sur son tramway. Plus qu’un symbole, elle organise des expositions historiques qui se poursuivent à travers un parcours pédestre. Leur objectif est simple : faire découvrir son histoire et comprendre son expansion au fil des ans.

A ces initiatives vient s’ajouter le remarquable travail de conservation mené par des milliers de bénévoles aux quatre coins du Vieux Continent. Grâce à de puissants réseaux associatifs, ils continuent de faire vivre cet héritage industriel. Les beaux jours venus, des tramways historiques conduits par des passionnés sillonnent les centres-villes. Véritables vecteurs d’attractivité touristique, ils continuent de faire rêver petits et grands à leur passage.

Leçon n°9 et conclusion : le « tramway à la française » ne s’exporte pas

Si les voyages forment la jeunesse, ils sont avant tout une invitation à découvrir de nouveaux horizons. Tout en restant à moins de 1500 km à vol d’oiseau de Tours, la richesse de notre continent nous permet de nous confronter à d’autres cultures et à d’autres manières de faire. L’occasion de réaliser à quel point le renouveau du tram en France à partir des années 1980 – à Nantes puis Grenoble – s’est fait de façon singulière.

Ce retour a conduit à l’avènement d’un nouveau modèle. Objet de luxe onéreux, le « tramway à la française » se doit de circuler quasi exclusivement en sites propres au cœur des grandes métropoles, mais sans être pour autant connecté aux autres infrastructures ferroviaires. L’excès de contraintes normatives le rend impotent et de plus en plus difficile à adapter à son environnement. Les débats autour du passage de la ligne B dans le centre-ville de Tours en sont sans doute la meilleure illustration.

Il est l’antithèse de l’approche développée par nos voisins européens. Au-delà de nos frontières, on ne voit aucun inconvénient à faire circuler une ligne de tramway dans le flux de la circulation, y compris dans des zones fortement contraintes. L’intermodalité avec les autres modes de transport y règne en maître et les voies ferrées forment de tentaculaires continuums ferroviaires où trains et tramways se confondent parfois. Loin de se limiter aux grandes métropoles, ils irriguent tous les territoires. A la campagne, les lignes vicinales désenclavent les villages comme c’était encore le cas chez nous il y a 100 ans.

Cette recette porte ses fruits. Tous ces pays qui n’ont jamais renoncé au tramway voient la fréquentation de leur réseau progresser. Conséquence directe, ils investissent massivement dans ce mode de transport et le rendent toujours plus performant et compétitif. Un phénomène qui n’est en rien corrélé au niveau de richesse. Les rames d’occasion font le bonheur des petites municipalités et des aides financières sont disponibles.

Si le constat est sévère, il est pourtant nécessaire de le dresser. Ce cercle vertueux n’a jamais été enclenché dans l’hexagone. A l’exception de quelques nations francophiles, notre modèle ne s’exporte pas. Pire, dans un contexte inflationniste il atteint ses limites dans son propre pays avec des projets qui semblent chaque jour se fragiliser un peu plus. 

A une époque où la précarité énergétique met en exergue notre dépendance aux énergies fossiles pour nous déplacer et où le report modal est devenu un impératif environnemental, il serait temps d’importer le « tramway à l’européenne ». Besançon s’y est essayé avec succès en construisant 2 lignes pour 228 millions d’euros. Pourquoi ne pas poursuivre dans cette voie et accélérer le mouvement ?