Mobilités : comment expliquer la grogne de certains commerçants tourangeaux ?

Des commerçants ont lancé une pétition intitulée « Centre-ville de Tours en danger : mobilisons nous ». Ils dénoncent notamment l’effet des politiques de mobilité sur leur activité. Mais que disent les recherches à ce sujet ? Le développement de la marche, du vélo et des transports en commun est-il bon pour leurs affaires ? Ou au contraire, est-ce une menace ? Nous faisons le point en nous appuyant sur les dernières études disponibles à ce sujet.

Peut-être l’avez-vous vu sur la vitrine de certains commerces de Tours. Depuis mi-mars, une pétition intitulée « Centre-ville de Tours en danger : mobilisons nous » a été lancée. A l’heure où nous écrivons ces lignes, 3050 personnes l’ont signée.

On doit cette initiative au collectif « Sauvons notre centre-ville de Tours » qui revendique 190 membres, sur les 2000 commerçants que compte la ville. Ni la principale association professionnelle locale « COM&A » ni la chambre de commerce et de l’industrie (CCI) Touraine n’en font partie.

Son point de départ se trouve du côté du Grand Passage où certains propriétaires ont appris la suppression à l’horizon 2028 des places de stationnements automobiles boulevard Heurteloup, entre les places Jean Jaurès et du Général Leclerc.

Rien de nouveau en soi, car ce réaménagement est annoncé de longue date dans le cadre de la création de la ligne de bus à haut niveau de service (BHNS) entre Tours Nord et Les Atlantes. Le projet a même été soumis à la concertation publique l’an dernier.

Le stationnement automobile comme première revendication

Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à retrouver le stationnement automobile comme première revendication mise en avant par cette pétition. Y sont réclamés la « création de nouvelles places à proximité des commerces », « l’arrêt de [leur] suppression » ainsi que « l’instauration de la gratuité sur certaines plages horaires ».

Mais pourquoi certains commerçants se montrent-ils hostiles à toute politique visant à limiter un tant soit peu la place de la voiture en ville ? Pourquoi le développement de la marchabilité et de la cyclabilité est souvent perçu comme contraire à leurs affaires ?

La pétition est présente sur les vitrines de certains commerces du coeur piéton de Tours, ici rue du Grand Marché dans le Vieux-Tours

En la matière, 2 approches s’opposent. D’un côté, celle qui consiste à améliorer la qualité de vie en ville, en jouant notamment sur l’ambiance urbaine et l’accessibilité du centre-ville à pied, à vélo et en transport en commun. De l’autre, une volonté de faciliter toujours plus la circulation automobile afin d’attirer des clients éloignés, et ce, au détriment de la qualité de l’air, du bruit et de la sécurité des quartiers centraux.

L’apaisement de la ville, une dynamique enclenchée il y a 50 ans

Tout d’abord, il est important de rappeler que la volonté d’apaiser l’espace public urbain n’a rien de nouveau. En France, il s’agit d’un phénomène de fond qui s’observe depuis les années 1970 et la création des premières zones piétonnes.

À Tours, la rue de Bordeaux est fermée à la circulation automobile en 1979 et le parking de la place Plumereau disparaît en 1985. Plus récemment, la rue Nationale est  devenue entièrement piétonne en 2013 lors de la mise en service du tramway. Depuis, les places de Châteauneuf et du Grand Marché ont suivi. Tous ces projets ont été portés par des municipalités de tendances politiques différentes.

Si rares sont les personnes qui souhaiteraient aujourd’hui revenir en arrière, il n’en a pas toujours été ainsi. Chaque rééquilibrage de l’espace public s’accompagne de son lot de contestations.

A Tours comme ailleurs, le même scénario se répète inexorablement : certains commerçants craignent que la réorganisation de la circulation porte un coup au dynamisme commercial de la ville. L’inverse se produit systématiquement. Tours va jusqu’à s’illustrer régulièrement pour ses bonnes performances en la matière.

No parking, no business ?

Lorsque l’on aborde ce sujet sensible, ressentis et opinions dominent. Le besoin d’objectiver la situation est donc d’autant plus nécessaire. De plus en plus de recherches viennent éclairer le débat.

La peur des commerçants repose sur le principe du « no parking, no business« . Pas de stationnement automobile, pas de commerces. Cette théorie américaine, en vogue au milieu du XXe siècle, a pourtant depuis été sérieusement remise en question.

Bernardo Trujillo (1920-1971) est l’origine du concept de « no parking, no business » qui a depuis été vivement critiqué par ses contemporains

En France, les enquêtes s’intéressant au lien entre dynamisme commercial et politique de mobilité se sont multipliées ces dernières années. Leurs résultats sont riches en enseignements.

Mobilités et commerces : qu’en disent les études ?

Premièrement, toutes les études prouvent que les commerçants surestiment la proportion d’automobilistes parmi leur clientèle. A Nancy, ils pensent que 77% des consommateurs viennent en voiture… contre 35% en réalité.

La marche est en première position avec 39% de part modale. Un chiffre éloigné des 11% projetés par les commerçants nancéiens. La pratique du vélo est, elle aussi, systématiquement sous-estimée, à 1% contre 13% en réalité.

Comment expliquer de tels écarts ? Il apparait que les personnes fréquentant le centre-ville sont essentiellement des locaux vivant dans l’agglomération. C’est le cas de 89% des répondants.

Que l’on soit habitant de la ville centre ou de la périphérie, les achats sont dans leur grande majorité réalisés à proximité de chez soi (infographie Cerema)

Précisons que ce phénomène n’est pas propre à Nancy. Les recherches réalisées à Lille et Rouen montrent des résultats similaires. La marche y est toujours dominante, avec respectivement 42% et 38% de part modale. A Lille, seuls 21% des clients viennent consommer avec leur véhicule personnel. Plus la ville est importante, plus cette part tend à diminuer.

La tendance des automobilistes à se plaindre facilement en boutique lorsque l’on ne trouve pas une place – problème que ne connaissent pas les piétons et les cyclistes – contribuerait aussi à cette distorsion auprès des gérants… Au même titre que leur profil sociodémographique. Cette catégorie professionnelle fait partie de celles qui utilisent le plus la voiture pour les trajets quotidiens.

Dans les rues tourangelles, il n’est pas rare de constater qu’une partie souvent importante du stationnement est occupée par des commerçants. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à le signaler en indiquant de façon ostentatoire à leur pare-brise le nom de leur boutique afin de ne pas payer le stationnement.

Réduire la place de la voiture, c’est bon pour le commerce

Maintenant que nous savons que les modes actifs sont majoritaires dans les centres urbains, allons plus loin en nous intéressant à leurs bienfaits sur le commerce de proximité. Et là aussi, les ressources documentaires ne manquent pas.

La qualité de l’espace public y joue un rôle déterminant. Sans surprise, plus la rue est apaisée et sécurisée, plus on y trouve de piétons et de cyclistes… et donc plus de flâneurs. En passant devant les vitrines, on se laisse davantage tenter par des achats compulsifs que lorsque l’on est dans sa voiture.

A Bordeaux, une étude a démontré que le panier moyen était supérieur de 21% pour les utilisateurs des modes actifs. Ces clients ont également tendance à revenir plus souvent dans les commerces.

L’apaisement de l’espace public favorise la fréquentation, allonge le temps passé en ville et augmente les dépenses moyennes.

Le phénomène s’observe de la même manière à travers le monde. En Espagne, au Canada et même aux Etats-Unis où 32 études convergentes ont été conduites, l’extension des zones piétonnes et la création de pistes cyclables s’accompagnent systématiquement d’une hausse du chiffre d’affaires pour les commerçants.

Un espace public optimisé pour plus de clients… et d’animations

Mais cela est-il si surprenant ? Pas tant que ça, lorsque l’on sait que l’apaisement de l’espace public est également synonyme d’une forme d’optimisation de ce dernier. 

Pour une même unité de surface, il est possible de faire circuler 4,5 fois plus de personnes en transport en commun par rapport à l’automobile, 7 fois plus de personnes à vélo et près de 10 fois plus de piétons.

Stationnement pour vélo pédagogique à Malmö (Suède) : l’emprise d’une voiture permet de garer au moins 10 vélos… et donc autant de clients !

De là à théoriser le « no parking, more business » (pas de stationnement automobile, pas de commerces) ou le « no walking, no business » (pas de marchabilité, pas de commerces), il n’y a qu’un pas. En zone dense, le moindre mètre carré est pourtant précieux. Il permet donc d’accueillir davantage de clients potentiels si ces derniers sont des piétons ou des cyclistes. En moyenne, une place de parking automobile permet de garer au moins 10 vélos.

Le rééquilibrage de l’espace public est également propice à l’organisation d’animations commerciales, qui figure parmi les revendications de la pétition « Centre-ville de Tours en danger : mobilisons nous ». Les zones piétonnes, pérennes ou éphémères, sont toujours très appréciées pour ce type d’opération.

La braderie de Tours, dont l’épicentre est situé rue Nationale, en est l’illustration. Cette semaine, nous apprenions que la rue Corneille allait devenir piétonne le temps d’un été afin d’organiser des festivités au pied du Grand Théâtre.

Chaque été au coeur de Montréal, l’avenue du Mont-Royal est piétonnisée pour le plus grand bonheur des habitants et des commerçants

L’apaisement vu d’un bon oeil… y compris par les automobilistes et certains commerçants

Si tout changement d’habitude vient souvent avec son lot de craintes, faire évoluer les pratiques ne serait peut-être pas si difficile que ce que l’on pourrait penser. A ce sujet, une opposition aussi minoritaire que bruyante se fait entendre.

A Nancy, 78% des clients se déclarent favorables à l’extension des zones piétonnes. Ce chiffre est de 51% chez les commerçants. Auprès des consommateurs venant en voiture, un sur deux soutient également cette initiative.

En croisant ces résultats avec ceux de l’enquête lilloise, on comprend que ce cloisonnement entre modes de transport – parfois utilisé à outrance à des fins politiques – est artificiel. Un automobiliste apprécie tout autant les espaces apaisés, car en descendant de son véhicule il devient un piéton.

A Nancy, 78% des clients se déclarent favorables à l’extension des zones piétonnes

Des automobilistes pas si dépendants de la voiture

Tout aussi intéressant, 89,5% des clients sondés à Lille et étant venus en voiture déclarent avoir la possibilité d’utiliser d’autres solutions de déplacement. Ils sont donc peu dépendants de leur automobile. Il est hautement probable que ces données soient proches de celles qui pourraient être observées à Tours où le centre-ville est largement desservi par le réseau cyclable et Fil Bleu.

Bien que cela tombe sous le sens, il est toujours utile de rappeler que dans notre quotidien nous pouvons être tour à tour automobiliste, cycliste, piéton et utilisateur des transports en commun. Les conclusions de l’étude lilloise sont sans appel : la végétalisation, le développement des transports collectifs et des modes actifs sont jugés prioritaires par tous les répondants.

Les mobilités, nouveau bouc émissaire ?

Les commerçants tourangeaux en colère exagèrent-ils la situation ? Il peut il y avoir une part de bluff afin d’obtenir certaines compensations de la part municipalité, comme cela a déjà été observé à Madrid. Mais il est évident que certains professionnels, notamment dans les secteurs d’activité les plus exposés aux transformations, souffrent du contexte actuel.

Le plus vraisemblable est que les enjeux de mobilité deviennent une sorte de « bouc-émissaire ». Le sujet deviendrait responsable de tous les maux qui touchent les commerçants : inflation, baisse du pouvoir d’achat, croissance insolente du commerce en ligne…

Rien que pour le e-commerce, ce secteur a battu en 2024 tous les records avec un chiffre d’affaires de 175 millions d’euros, soit près de 10% de plus que l’année précédente.

Tours n’est pas un cas isolé. Des contestations similaires s’observent dans de nombreuses villes françaises. C’est notamment le cas de la Presqu’Île de Lyon où des commerçants ont interpellé le Conseil d’Etat pour tenter de suspendre un projet de piétonnisation.

Cette situation est des plus paradoxales alors que, comme nous l’avons vu, l’apaisement du centre-ville est une réponse viable au renforcement de son attractivité. Certains commerçants ne s’y trompent pas et défendent avec forces cette voie. Seule différence : ils sont plus discrets et moins organisés.

Le tabou des zones commerciales périphériques

Tout aussi surprenante, l’absence dans la pétition de toute mention relative à l’agrandissement incessant depuis 50 ans des zones commerciales en périphérie de Tours. Au sud, Chambray-lès-Tours possède déjà la plus grande zone commerciale de la région Centre-Val de Loire. Là se trouve la plus grande menace pour nos commerçants de l’hypercentre.

Les recherches sont unanimes sur ce point. Le développement des surfaces commerciales en périphérie est le premier responsable du déclin des centres-villes. En plus d’artificialiser massivement des terres agricoles, elles renforcent la dépendance à la voiture et uniformisent les paysages

Notre pays ne manque (hélas) pas d’exemples. A moins de 100 kilomètres de Tours, citons Châtellerault (Vienne) avec un taux de vacance commerciale de 22%, Vierzon (Cher) et ses 30%, sans oublier Thouars (Deux-Sèvres) avec une impressionnante vacance de 42,2%.

Le point commun de ces 3 villes ? Être entourées d’importantes zones commerciales et avoir maintenu un accès total de leur centre-ville en voiture. Les aménagements cyclables et les zones piétonnes y sont la plupart du temps inexistants. Les faits sont décidément têtus.

Le déclin commercial de Tours : mythe ou réalité ?

A Tours, le taux de vacance commerciale est actuellement de 4,9%. Un chiffre très faible lorsqu’on le compare à la moyenne nationale. Il s’établit habituellement autour de 7% dans les villes de cette strate. Notre centre-ville est d’ailleurs régulièrement primé comme étant le plus dynamique de France.

Bien sûr, il y a eu quelques fermetures médiatisées ces derniers temps : Burton, Camaïeu, Naf-Naf… Mais il ne faut pas oublier que la plupart d’entre elles résultent de la disparition de la marque à l’échelle nationale. Il n’y a donc pas de lien causalité à établir avec le dynamisme commercial de Tours.

Il convient de souligner que ces espaces ont rapidement trouvé un repreneur. Rien que dans la rue Nationale, 5 nouveaux commerces ont ouvert dernièrement.

La dynamique s’observe partout en ville. En face de la cathédrale, l’ancienne clinique Saint-Gatien accueillera bientôt des magasins et des restaurants, dont le premier toit-terrasse de la ville. Dans le quartier des 2 Lions, 3 halles en bois sont en cours de construction. 5 commerces de proximité s’y installeront le long de la station de tramway « L’Heure Tranquille ».

Ajoutons à cela le développement du réseau cyclable métropolitain Vélival et les excellents chiffres du réseau Fil Bleu. Le bus et le tram ont battu tous les records de fréquentation en 2024 avec une progression de 11% en 5 ans.

Contrairement à ce que l’on peut parfois entendre, l’hypercentre demeure très facilement accessible en voiture avec des stationnements en ouvrage qui sont  très loin d’être saturés.

Un sujet qui s’invite déjà dans la campagne pour les municipales 2026

Malgré le fait que la situation soit bien moins préoccupante que ce que certains commerçants laissent entendre, il n’aura pas fallu attendre bien longtemps pour que la pétition « Centre-ville de Tours en danger : mobilisons nous » fasse l’objet de récupérations politiques.

Comme l’a démontré 37°, la plupart des candidats déclarés à l’élection municipale de l’an prochain se sont saisis du sujet pour questionner, voire demander l’arrêt, de la politique de mobilité mise en oeuvre par la Ville de Tours et Tours Métropole Val de Loire. Lors de la précédente campagne électorale de 2020, ils étaient pourtant nombreux à appeler de leurs voeux ces évolutions.

5 commerces de proximité sont en train de sortir de terre dans le quartier des 2 Lions à Tours

La pétition a même été jusqu’à faire l’objet d’un article au national, dans le très conservateur magazine « Valeurs actuelles ». Il est signé Etiennette de la Ruffie, fille d’un célèbre avocat tourangeau et ancien conseiller régional du Rassemblement national.

Que retenir de tout ça ?

La contestation actuelle de certains commerçants tourangeaux face à l’apaisement du centre-ville révèle une peur ancienne, nourrie par la crainte que la réduction de la place de la voiture nuise à l’activité économique tourangelle. Pourtant, toutes les études menées en France et à l’étranger dressent un tout autre tableau : les modes actifs et les transports en commun sont les premiers moteurs du commerce de proximité.

Mieux encore, l’apaisement de l’espace public favorise la fréquentation, allonge le temps passé en ville et augmente les dépenses moyennes. À Tours comme ailleurs, la requalification urbaine, souvent contestée à ses débuts, s’avère être une réussite à long terme, y compris sur le plan commercial. A tel point qu’aujourd’hui 1 commerce sur 3 se trouve en zone piétonne.

Dans ce contexte, les politiques de mobilité deviennent souvent une sorte de bouc émissaire. Les accuser de tous les maux du commerce local revient à ignorer des dynamiques plus profondes et structurelles, telles que la montée en puissance du commerce en ligne ou l’expansion continue des zones commerciales en périphérie. 

Plutôt que de freiner la transformation du centre-ville en un espace plus calme, plus sûr et moins pollué, il est plus que jamais nécessaire de poursuivre les investissements en faveur du développement du rééquilibrage de l’espace public au profit des modes actifs et du renforcement de l’offre de transport en commun (réseau Fil Bleu, service express métropolitain (SERM)…).

La CCI Touraine a récemment décidé de s’emparer du sujet. Une enquête à destination des commerçants et des consommateurs vient d’être mise en ligne. Vous avez jusqu’à fin mai pour y participer. « Cette collecte d’informations vise à mener une réflexion globale à cinq ans, à dix ans, pour le commerce à Tours en 2030, et après« , a expliqué à La Nouvelle République son Président, Philippe Roussy.

Il faudra attendre le 23 juin prochain pour connaître ses résultats. Ils seront dévoilés à l’hôtel de ville de Tours par le cabinet Pivadis, un spécialiste de l’urbanisme commercial et du développement territorial.