Fréquentation en hausse, achats en berne : à Tours, le débat sur l’avenir du commerce en centre-ville cristallise tensions et contradictions. Tandis que les chiffres témoignent d’un afflux croissant de passants, des commerçants s’alarment d’une baisse des clients. Un paradoxe qui alimente une contestation médiatisée des choix municipaux en matière de mobilités et d’aménagement. Derrière les polémiques de vitrines, se dessine une réalité plus complexe, où se mêlent nouvelles pratiques de consommation, recomposition des centralités et enjeux de réaménagement des espaces publics.
C’est sans conteste le feuilleton qui aura rythmé la vie tourangelle ces derniers mois. Flash-mobs devant l’Hôtel de Ville, actions coup de poing derrière les vitrines, distribution de pains au chocolat sur le giratoire du pont Napoléon… Le collectif « Sauvons notre centre-ville » n’a ménagé aucun effet pour attirer la lumière médiatique sur la crise que traversent certains commerces du cœur de Tours.
Né autour de quelques enseignes du Grand Passage et de la rue Marceau, le collectif a rapidement ciblé les politiques publiques municipales : stationnement, « révolution cyclable » portée par Vélival, apaisement de la circulation automobile, projet de bus à haut niveau de service (BHNS)… tout y est passé. Dans leur ligne de mire : la majorité écologiste conduite par Emmanuel Denis, sommée de répondre à une série d’injonctions, du retour de l’automobile au cœur de ville à la gratuité élargie du stationnement.

À rebours des études démontrant que l’apaisement profite au commerce de proximité, les porte-parole du collectif ont réactivé un vieux slogan : no parking, no business. Mais face à cette offensive amplifiée par l’opposition municipale, l’équipe en place manquait encore d’éléments massue pour contre-attaquer, malgré une série d’indicateurs démontrant déjà la tendance haussière de la fréquentation du centre-ville : la succession de records d’utilisation du réseau Fil Bleu ces deux dernières années, ou encore l’augmentation très nette du nombre de cyclistes à Tours.
Un bulletin météo du commerce local
Les Rencontres du commerce, coorganisées par la Ville de Tours et la CCI de Touraine le 24 juin à l’Hôtel de Ville, ont permis de mettre sur la table des données pour sortir de la seule logique de ressenti, en prenant la température réelle. Un peu comme un bulletin météo.
D’une part, une double enquête commerçants/consommateurs : 74 % des commerçants interrogés estiment que leur fréquentation a baissé. Ils évoquent la baisse du pouvoir d’achat, les changements d’habitude et les difficultés perçues d’accessibilité. Mais les consommateurs, eux, jugent à 70 % le centre-ville agréable, et saluent à 56 % l’efficacité des transports en commun.

Paradoxe : les aménagements urbains sont à la fois appréciés pour la flânerie qu’ils permettent et critiqués pour leur supposé impact sur la fréquentation. La CCI ne détaille pas les éléments démontrant la robustesse méthodologique d’une enquête menée sur Internet, mais les résultats, agrégeant un nombre très élevé de répondants (plusieurs centaines dans les deux cas), reflètent sans doute une part de l’air du temps et nourrissent cette petite musique d’un centre-ville qui « se meurt ».
D’autre part, les données géolocalisées du cabinet MyTraffic, commandées par la Ville de Tours, témoignent d’une fréquentation en nette hausse depuis 2020 : près d’un million de passages supplémentaires par mois dans le centre-ville. Les quartiers des Halles (+11,2 %) et du Vieux-Tours (+9,7 %) tirent particulièrement leur épingle du jeu. À l’inverse, le secteur traditionnel de la rue Nationale progresse plus lentement (+3,9 %), signe d’une recomposition en cours de la géographie commerciale tourangelle, sans doute bousculée par le réaménagement de la place du Grand-Marché et l’extension de l’aire piétonne vers la place de Châteauneuf.
Quoi qu’il en soit, Tours regagne peu à peu son niveau de fréquentation d’avant-Covid, en restant de loin le premier centre-ville commerçant du Val de Loire, devant Orléans, Le Mans et Angers — trois villes se situant d’ailleurs dans la même fourchette de peuplement que la métropole tourangelle.

La méthodologie MyTraffic est quant à elle très détaillée : elle exploite plus de 200 milliards de points GPS anonymisés par an, issus d’applis mobiles grand public. Rééquilibré en continu, le panel (environ 120 positions quotidiennes par utilisateur) reste représentatif du territoire, du temps et des profils socio-démographiques, tout en corrigeant les biais.
Grâce à une précision de 5 à 10 mètres, l’algorithme mesure les flux : il compte les visites uniques journalières d’une zone commerciale et, devant une adresse, évalue le trafic piéton en excluant usagers statiques ou véhiculés. Les lieux de résidence ou de travail sont déduits de présences récurrentes pour établir la provenance des visiteurs et la récurrence de leurs passages.
Un phénomène nouveau : la décorrélation entre fréquentation et acte d’achat
L’écart entre la double enquête de la CCI et les données MyTraffic n’est pas si contradictoire que cela, selon Stéphane Merlin, spécialiste en implantation commerciale au sein du cabinet Pivadis et auteur d’une conférence très suivie durant les Rencontres du commerce.
Son diagnostic de l’évolution de la consommation des Français tient en six points : une déconsommation durable après la succession de crises ; l’essor de la vente à distance, qui impacte surtout le commerce d’habillement et de biens à la personne — 75 % des moins de 45 ans ont acheté en ligne dans les trois derniers mois, contre 39 % en 2009 ; la montée des attentes de proximité ; une tension sur le pouvoir d’achat renforcée par l’inflation ; le passage d’une culture de la possession à celle de l’usage ; l’appétence de plus en plus marquée des consommateurs pour le réemploi.
Dit autrement, notre pays assiste à une décorrélation inédite entre la fréquentation des zones commerçantes et l’acte d’achat — ce qui explique à la fois le ressenti des commerçants du collectif « Sauvons notre centre-ville » sur la désertion de leur clientèle et la communication positive du maire de Tours Emmanuel Denis sur la très bonne fréquentation du centre-ville.

Parmi les fragilités des commerçants, Stéphane Merlin pointe également le rétrécissement inexorable des zones de chalandise pour certains commerces ultraspécialisés, les difficultés d’implantation des boutiques loin des zones de concentration commerciale, ou encore l’augmentation des loyers commerciaux déconnectés du chiffre d’affaires, qui pénalisent les jeunes porteurs de projet et les indépendants.
Si l’on en croit les chiffres communiqués régulièrement par Iman Manzari, adjoint au maire de Tours délégué au commerce, la préfecture d’Indre-et-Loire conserve un taux de vacance bien en dessous de la moyenne nationale (5-6 % contre 10 %). Sans que l’on dispose toutefois des données suffisantes pour prendre cette affirmation au pied de la lettre. Même si certaines vitrines souffrent de la succession de faillites dans le textile (Camaïeu, Minelli, Pimkie…), c’est dans les galeries marchandes que la progression de la vacance reste spectaculaire, comme dans la galerie Nationale ou celle de l’Orangerie.

Adapter la ville sans la figer
Comme le souligne Véréna Bourbia, géographe du commerce citée dans un récent article de La Gazette des communes, « la vacance commerciale ne suffit pas à diagnostiquer l’état de santé d’un centre-ville. Il faut comprendre ses causes et les besoins des habitants ». Et comme le note Gil Avérous, président de Villes de France (et maire de Châteauroux), il faut aussi éviter une « typologie appauvrie » où laveries et fast-foods remplacent librairies et commerces de destination. Un phénomène auquel Tours semble partiellement échapper, sauf dans le haut de la rue Nationale, où les enseignes bas de gamme dégradent le standing de l’hypercentre.
Selon ce même reportage, les villes ne manquent pas de ressources pour contrer les effets les plus négatifs de la « déconsommation » en centre-ville. À Dijon, Pau ou Cahors, les centres-villes se repensent comme espaces de convivialité : brunchs dominicaux, marchés gourmands, événements festifs. Les attentes évoluent — 91 % des Français estiment d’ailleurs que les terrasses sont essentielles à la vie urbaine.
Comme ailleurs en Europe, les centres-villes deviennent des lieux d’expériences, pas seulement d’achats, où la qualité des espaces publics va de pair avec l’excellence de l’offre culturelle disponible. Les projets de rooftop sur l’ancienne clinique Saint-Gatien ou de réaménagement des étages supérieurs des Halles esquissent la réponse tourangelle à ces nouvelles tendances.

La feuille de route que dessinent conjointement la Ville de Tours et la CCI invite en tout cas à mieux articuler urbanisme, mobilités et dynamiques commerciales : le réaménagement des espaces publics doit se faire selon une logique de parcours du visiteur, en intégrant pleinement leurs modalités d’accessibilité. Pas seulement en voiture comme avant, mais davantage en tramway, en train, et bien sûr à vélo ou à pied. Des initiatives comme la piétonnisation éphémère du parvis d’été devant le Grand Théâtre cochent toutes les cases, car elles laissent la part belle aux modes actifs, valorisent des éléments iconiques du patrimoine tourangeau — à cinq minutes de la gare SNCF — et permettent aux terrasses de s’épanouir.
Il ne faudrait en revanche pas que l’arbre robuste d’un centre-ville attractif cache la forêt de quartiers plus fragiles en matière de fréquentation commerciale. Car là où Stéphane Merlin pointe les risques de déséquilibres croissants entre les polarités, les pouvoirs publics devraient faire preuve de volontarisme pour mieux accompagner la vitalité des quartiers proches du centre, comme Velpeau, Rabelais, le haut de la Tranchée, etc.

Cela passe par une réflexion sur l’implantation de mix commerciaux entre destination et proximité, mais aussi l’aménagement de nouvelles centralités autour d’identités de quartier plus affirmées, d’un espace public embelli et surtout végétalisé, piétonnisé et apaisé, à l’instar du modèle des villes du Benelux et du nord de l’Europe en rupture définitive avec le vieux réflexe du no parking, no business. En rupture avec l’idéologie d’une ville faite uniquement pour la voiture.
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